Viktor Arkelsson

Viktor Arkelsson avait largement dépassé la cinquantaine et nombreux étaient ses amis à considérer qu'il avait plutôt bien réussi sa vie.

Propriétaire d'une grande maison bourgeoise dans le centre-ville de Mitau, Viktor avait mené une belle carrière d'ingénieur dans les nouvelles technologies. Sa vie sentimentale avait été plus compliquée. Divorcé de son épouse qui lui avait donné trois enfants, il vivait désormais avec une femme de quinze ans sa cadette à qui il refusait catégoriquement la maternité, refus qui créait des tensions dans le couple.

En fait, la grande affaire de la vie de Viktor, c'était le combat politique.

Etudiant, il avait été de droite, communiant dans le souvenir des hauts-faits de l'Ancienne-Livadia, fermement convaincu que son peuple était le gardien de la foi zorthodoxe et de ses valeurs, intimement persuadé que Livadia devait dominer le sud-ouest.

La fréquentation du milieu ouvrier avait radicalement changé sa vision du monde et de l'homme. Ses beaux absolus s'étaient fracassés sur le réel. Il avait pris fait et cause pour les combats ouvriers qu'il avait jugé nobles et beaux. Le libéralisme effréné des milieux dirigeants livadiens donnaient peut-être des chiffres positifs mais en bas de l'échelle, il causait surtout des malheurs: précarité, alcoolisme, divorce et angoisses diverses.

Et puis, au gré de ses lectures, il était devenu franchement idéologue. Le rationalisme et la technique, qu'il professait dans son métier d'ingénieur, l'avait animé d'une certitude nouvelle. Elle permettait à l'homme de s'affranchir des lois de la nature, elle changeait radicalement la donne de la Création, ce dernier pouvait se donner ses propres lois; il était désormais la mesure de lui-même.

Viktor était devenu un homme de gauche. Aussi, il s'engagea en politique, chez les Républicains. Il en fut fort déçu. On louait son intelligence, son charisme et sa vision, mais il remarqua vite qu'on ne pouvait rien faire. La vie politique était dominé par deux grands partis : Les Conservateurs et les Sociaux-Démocrates. Deux grands partis monarchiques, nobles, partie intégrante d'un système où les seconds jouaient à peine aux réformateurs sociétaux.

Les Républicains n'avaient aucun avenir, victime de l'establishment et du vote utile.

Aussi, il se lança dans l'action syndicale et rejoignit les Travailleurs Livadiens. Il eut plus de succès. A Mitau, il fit reculer plusieurs fois le patronat, il devint le chef de la section locale. Il acquis alors la réputation d'un négociateur syndical dur, rusé et habile. Cela lui valut l'hostilité de toute la droite locale, mais la vive sympathie des militants. Il devint l'un des responsables du STL à l'échelle nationale.

Viktor était le père d'un mouvement qui dépassait ses espérances.

La capitale était en ébullition. Le gouvernement ne savait comment réagir, se drapant dans une fermeté suicidaire. Il ne pourrait que céder désormais. Et puis, pouvait-on aller plus loin ? Pouvait-on pousser l'avantage ? L'Histoire était-elle sur le point de s'écrire ? Est-ce que le Grand Soir était à portée ?

Viktor avait la satisfaction de voir que Mitau, traditionnellement à gauche, se mobilisait également. On comptait également des dizaines de milliers de manifestants. Il en était de même en Levland et à Reval, mais hélas, Ludmilla et Hapsal, ces villes bourgeoises ne bougeaient guère. Aussi, le stratège se posait des questions. Fallait-il tenter d'élargir le mouvement à la province ou au contraire faire monter la tension à Livadia ?